80 ans de la Sécurité sociale : revenir à l’esprit fondateur pour couvrir davantage de risques

La Sécurité sociale couvre aujourd’hui différents secteurs (maladie, accident du travail, retraite, perte d’autonomie, famille) grâce à ses différentes caisses. Malgré le recul de certains droits sociaux, cette institution, née de la Résistance, reste résolument moderne. Elle pourrait même servir de modèle de protection sociale face à d’autres risques, par exemple ceux dûs au dérèglement climatique ou à l’insécurité alimentaire.


L’année 2025 est l’occasion de nombreuses manifestations visant à célébrer les 80 ans de la Sécurité sociale. Les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 marquent une étape importante de l’histoire de France.

Dans son article 1, l’ordonnance du 4 octobre dispose que :

la Sécurité sociale est « destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent. »

Née de la Résistance

Si les ordonnances d’octobre 1945 fournissent un point focal, elles ne sont que de l’encre sur du papier et il faut à la fois tout un processus pour en arriver là et toute une énergie pour que la loi se traduise concrètement par des droits sociaux.

Ce processus passe par l’adoption, le 15 mars 1944, du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) initialement baptisé « Les jours heureux », qui prévoit un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail. »

La date est importante et montre que la Sécurité sociale s’inscrit dans un mouvement de résistance non seulement face à l’occupant mais aussi face à un pôle collaborateur qui promeut sa propre conception de la protection sociale – la France de Vichy.

L’énergie est celle de ceux qui ont construit des caisses primaires de sécurité sociale à partir du 1er juillet 1946. Il ne suffit pas de décréter des droits. Il faut les organiser, il faut des lieux où les assurés vont pouvoir les faire valoir. C’est sous l’impulsion du ministre communiste Ambroise Croizat et du haut fonctionnaire Pierre Laroque, révoqué par Vichy parce juif, que vont se mettre en place les guichets de sécurité sociale.

Face au refus de participation de la Confédération française des travailleurs chrétiens, ce sont essentiellement les militants de la Confédération générale du travail qui construisent les caisses de sécurité sociale.

Cinq risques couverts : vieillesse, maladie, maternité, décès et invalidité

Les assurances sociales existaient avant 1945, en particulier avec les lois de 1928-1930 qui promulguent une protection obligatoire des salariés de l’industrie et du commerce dont le salaire est inférieur à un plafond. Un financement par le biais d’une cotisation obligatoire représentant 8 % du salaire et payée, en part égale, par l’employeur et par l’employé est mis en place.

Il repose également sur l’identification de cinq risques : la vieillesse, la maladie, la maternité, le décès et l’invalidité. À ces lois s’ajouteront une loi sur les allocations familiales en 1932 et une loi sur les retraites en 1941 qui instaure le régime de retraite par répartition ainsi que le minimum vieillesse. La Sécurité sociale hérite de cette histoire. Mais toute la population n’est pas couverte du fait du mécanisme de plafond d’affiliation (qui exclut les salariés les mieux rémunérés) et de la variété des statuts hors salariat.

Le régime général, une institution révolutionnaire

L’innovation majeure de 1945 est la création du régime général (RG) qui est une institution révolutionnaire. Sa radicalité s’incarne par la création d’une caisse unique (pour tous les travailleurs et tous les risques sociaux), une cotisation sociale interprofessionnelle à taux unique alors qu’elle dépendait auparavant de l’entreprise, et une gestion de la Sécurité sociale par les « intéressés », c’est-à-dire les salariés cotisants. Cette organisation confère donc aux salariés eux-mêmes la gestion de l’institution (en majorité face au patronat aussi représenté dans les caisses).

La Sécurité sociale n’est pas une institution étatique et reste encore une institution de droit privé qui remplit une mission de service public. L’État est mis à distance notamment parce qu’une majorité de parlementaires a voté les pleins pouvoirs à Pétain. Tous les grands corps sont discrédités, en particulier le patronat qui s’est compromis avec l’occupant nazi. La gestion du budget de la Sécurité sociale est confiée aux résistants, les travailleurs.

Dès 1946, le régime général est une bataille et doit faire face à de nombreux opposants. Les gestionnaires ouvriers sont mis en procès pour mauvaise gestion des comptes et les débats du Parlement en 1946 révèlent que les arguments contre la « Sécu » n’ont pas changé : les cotisations freinent la compétitivité des entreprises (à l’époque, c’est la concurrence japonaise qui était visée), les assurés fraudent les prestations, seuls les plus pauvres doivent être ciblés par la « Sécu » et il faut laisser les autres s’assurer comme ils l’entendent, etc.

L’étatisation de la Sécurité sociale

L’État, qui n’a jamais réellement disparu en gardant la main sur le niveau des cotisations et de certaines prestations, va progressivement reprendre le pouvoir sur les intéressés et transformer la Sécurité sociale en une agence d’État.

Cette étatisation s’incarne dans quatre processus fondamentaux :

  1. La gestion par les intéressés qui est l’innovation majeure de 1945–1946 se traduisait par des conseils d’administration des caisses primaires constitués de trois quarts de représentants syndicaux et un quart de représentants patronaux. La réforme Jeanneney de 1967 introduit un paritarisme et donne le même nombre de sièges aux organisations patronales. Cette réforme met fin aussi au principe de la caisse unique en créant trois caisses au sein du régime général, celles que nous connaissons aujourd’hui : la Caisse nationale d’assurance maladie ou CNAM (vouée aux maladies et accidents du travail), la Caisse nationale d’assurance vieillesse ou CNAV (qui concerne la retraite) et la Caisse nationale des allocations familiales ou CNAF (plus couramment appelée la CAF, en charge de la famille). La Caisse nationale des solidarités pour l’autonomie ou CNSA est venue se rajouter en 2021.
  2. Depuis le plan Juppé de 1995, le Parlement vote chaque année le budget de la Sécurité sociale. Les prestations sociales et notamment les dotations hospitalières sont tributaires des arbitrages budgétaires de l’État et de l’austérité budgétaire. Le choix de ce qu’il faut financer ou définancer, les règles de calcul, est la propriété des parlementaires et non plus de la représentation ouvrière.
  3. Le pouvoir d’État s’accompagne d’une prolifération d’agences et de bureaucraties techniques comme la Haute Autorité de santé (HAS), l’Union nationale des caisses d’assurance maladie ou encore les agences régionales de la santé (ARS). Avec ces agences, l’État central recentralise la politique sociale. Ainsi, pour la politique hospitalière, les ARS sont-elles dirigées par un « préfet sanitaire » directement nommé par le gouvernement et qui désigne lui-même les directeurs hôpitaux. La chaîne de commandement va du ministère à l’hôpital.
  4. Enfin, la réappropriation de la Sécurité sociale par l’État s’observe dans la fiscalisation croissante de la protection sociale avec la contribution sociale généralisée (CSG). Cet impôt, créé en 1991 avec un taux de 1,1 %, vaut aujourd’hui 9,2 % en régime normal. Son taux est fixé par l’État et il est prélevé sur d’autres revenus que les revenus du travail, comme les pensions de retraite et les allocations chômage. Contrairement à la cotisation sociale, la CSG n’ouvre pas de droits sociaux en contrepartie.

Du fait de cette fiscalisation, en 2024, la part des cotisations sociales n’était plus que de 48 % des recettes des administrations de sécurité sociale (contre 90 % à la fin des années 1980)

Ne pas fantasmer la « Sécu de 45 »

Cette évolution va de pair avec des droits de meilleure qualité aujourd’hui qu’en 1946. Il ne faut pas fantasmer la « Sécu de 45 », car l’essentiel des dépenses de sécurité sociale concernait les allocations familiales, les dépenses de santé étant principalement constituées des indemnités journalières et la Sécurité sociale était largement genrée puisque faite pour « Monsieur Gagnepain » et non « Madame Aufoyer ».

Cependant, l’étatisation a aussi accompagné, depuis les années 1980, un recul des droits sociaux avec les réformes successives sur les retraites et la santé en particulier, toujours menées pour « sauver la Sécurité sociale ».

Vers des « Sécurités sociales » climatique, de l’alimentation… ?

La Sécurité sociale reste une institution très populaire. Si elle était une institution de la résistance, elle n’est pas pour autant une institution du passé. Au contraire, elle incarne la modernité. D’abord, en 1945-1946, elle répond de façon inédite à l’incapacité du capitalisme à répondre à la question sociale. Ensuite, de nos jours, elle offre un moyen de penser l’avenir sur de nombreux domaines.

La variété des propositions d’extension de la Sécurité sociale à d’autres risques en témoigne. Un rapport récent publié par le Haut-Commissariat à la stratégie et au plan (anciennement France Stratégie) pose l’hypothèse d’une Sécurité sociale climatique. L’argumentation s’appuie sur la grande proximité entre le risque climatique et le risque social. Ces deux risques sont collectifs et très difficiles à individualiser.

Qui est responsable des inondations et comment organiser la couverture de risque avec les outils habituels du monde de l’assurance ? Une sécurité sociale climatique pourrait non seulement être plus égalitaire et plus économe, mais son ampleur financière pourrait solvabiliser les travaux d’adaptation au changement climatique qu’aucun assureur individuel ne pourrait prendre en charge.

L’autre grand champ de développement de la sécurité sociale concerne la Sécurité sociale de l’alimentation. Partant du constat de l’échec des politiques alimentaires (à distribuer de la nourriture à tous en quantité et en qualité suffisante), alors même que le secteur est largement subventionné, les expérimentations de Sécurité sociale de l’alimentation s’inspirent largement des outils de la Sécurité sociale : conventionnement, cotisation, caisse, pouvoir démocratique des intéressés, etc. Ces projets s’inscrivent dans des conceptions populaires de l’écologie qui renouvellent les formes de lutte.

En plus du climat et de l’alimentation, beaucoup d’autres activités font l’objet de réflexions à partir de la Sécurité sociale. Ainsi la Sécurité sociale des décès invoque une mutualisation des coûts de la fin de vie dans un contexte où les funérailles sont souvent hors de prix et s’ajoutent à la charge mentale et au travail des sentiments.

Ce foisonnement de plaidoyers pour l’extension de la sécurité sociale concerne aussi la culture ou l’énergie, etc. La Sécurité sociale – mais laquelle ? – n’est-elle pas un exemple à généraliser ? Car, pour beaucoup, la Sécurité sociale est une institution capable d’organiser collectivement et démocratiquement la société. Elle permet à chacun de trouver sa place en échappant à toutes les formes d’insécurités économiques, politiques et sociales.

La Sécurité sociale est résolument une institution de la modernité.


Auteurs

Philippe Batifoulier, Professeur d’économie / CEPN (UMR 7234 CNRS), Université Sorbonne Paris Nord et Nicolas Da Silva, Maître de conférences en économie de la santé, Université Sorbonne Paris Nord

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Retour en haut