Le Brésil a souvent été présenté comme une véritable « démocratie raciale ». D’après les tenants de cette formule, le métissage propre à la société brésilienne aurait su créer – et fournir au monde – un modèle de société où le racisme n’existe pas. En réalité, ce mythe d’un pays métissé et harmonieux ne cacherait-il pas l’héritage sombre de l’esclavage, sans cesse renouvelé et renforcé par la période de la dictature militaire (1964-1985) ? Aujourd’hui, le Brésil est-il vraiment un exemple de société dont les tensions raciales sont absentes ?
Dès le XIXe siècle, des voyageurs européens tels que le botaniste allemand Karl Von Martius et le médecin français Louis Couty ont contribué à forger l’idée de l’existence au Brésil d’un « esclavage plus bienveillant » malgré sa très longue durée, jusqu’en 1888, et de la constitution d’une société brésilienne métissée, construite à partir du mythe des « trois races » à parts égales – l’Indien, l’Européen et l’Africain.
Si jusqu’aux années 1940, la pensée dominante diffusait l’idée eugéniste de l’existence de la hiérarchie raciale dans le monde entier, quelques intellectuels brésiliens, comme le sociologue Gilberto Freyre, ont néanmoins souligné dès les années 1930 le métissage culturel et racial au Brésil. Ce qui semblait novateur à cette époque sera cependant contesté plus tard par le constat d’une réalité plus violente et inégale, sous couvert de « pays métissé ».
La paternité de l’expression « démocratie raciale » revient à l’anthropologue Arthur Ramos, qui l’emploie pour la première fois lors d’une conférence à Chicago en 1941. À l’époque, il s’agissait de produire un contrepoint à la ségrégation raciale nord-américaine, mais aussi de créer un sentiment d’unité nationale utilisé par le président Getulio Vargas afin de légitimer le régime autoritaire de l’État Nouveau (1937-1945). À la sortie de la guerre, un projet de l’Unesco propose de mieux comprendre l’harmonie raciale au Brésil.
Une dictature cachée derrière le mythe de la démocratie raciale
Les résultats des études menées à ce sujet révèlent une réalité très différente. L’intellectuel marxiste Florestan Fernandes montre, dès les années 1950, comment les inégalités sociales au Brésil étaient fortement associées à la ségrégation raciale. Abdias do Nascimento, écrivain, artiste et militant noir, dénonce également, sous différentes formes, l’existence d’un racisme latent, dès les années 1960. Tout comme l’intellectuelle noire Beatriz Nascimento le fait à travers la sémiologie.
Malgré leurs efforts, le paradigme de la « démocratie raciale » perdure après le coup d’État de 1964 qui a lieu après une période d’« intermède démocratique » (entre 1945-1964). Ce coup d’État militaire, soutenu par des civils, a été appuyé par les États-Unis dans le cadre de la guerre froide et en lien avec les putschs qui se produiront dans d’autres pays d’Amérique latine, notamment en réaction à la révolution cubaine de 1959. Au Brésil, l’idée de « démocratie raciale » sert de base à la propagande déployée par la dictature civile et militaire jusqu’à la chute de celle-ci en 1985.
C’est seulement après la fin de la dictature que l’on commence, dans le cadre des politiques de l’État, à rompre définitivement avec ce mythe de « pays non raciste puisque métissé ». La Constitution de 1988 attribue le droit à la terre aux descendants des quilombolas (esclaves marrons) et le racisme est dès lors considéré comme un crime non prescriptible.
En 2003, une loi obligeant l’inclusion des contenus sur l’histoire des peuples africains et afro-brésiliens dans les programmes scolaires est votée. En 2012, le système de quotas raciaux et sociaux dans les concours d’accès aux universités devient une loi nationale, à la suite de la Proclamation du Statut de l’Égalité Raciale en 2010. En 2023, le 20 novembre devient au Brésil un jour férié dédié à la conscience noire.
Dans la foulée de ce changement de perspective, éclosent également de nouvelles études sur la période de la dictature. On réévalue le nombre de victimes de cette période bien au-delà des 434 morts et disparus officiellement reconnus par la Commission nationale de la Vérité instaurée en 2011 sous la présidence de Dilma Roussef. On cherche également à mieux comprendre comment la répression mise en œuvre par la dictature, qui visait ouvertement les opposants politiques appartenant à différents courants de gauche, a aussi ciblé les Afro-descendants, les indigènes et les habitants des quartiers populaires.
Je suis toujours là : 60 ans après le coup d’État, la mise en lumière des victimes de la dictature
En mars 2025, en plein Carnaval, de Salvador à Rio, une pause intervient pour suivre l’annonce de l’Oscar du film étranger. Pour la première fois dans l’histoire du pays, la statuette est attribuée à un film brésilien, Je suis toujours là, du réalisateur Walter Salles.
C’est une fierté nationale, surtout pour les secteurs les plus progressistes de la société. Le film, qui a fait plus de 5 millions d’entrées au Brésil, raconte l’histoire d’une famille dont le père – l’ancien député travailliste et ingénieur Rubens Paiva – est fait prisonnier, torturé et est assassiné par la dictature en 1971.
Quelques voix critiquent le fait que le film porte sur une famille aisée et blanche de la société brésilienne. Toutefois, les progressistes s’accordent rapidement pour mettre ce reproche de côté, car le film sort dans un contexte encore très marqué par le récent passage au pouvoir de l’extrême droite de Jair Bolsonaro (président de 2019 à 2022), qui ne cache pas sa nostalgie à l’égard de l’époque de la dictature.
À Paris, un colloque organisé par l’association ARBRE (Association pour la Recherche sur le Brésil en Europe) fin mars et début avril 2025 a mis en valeur la diversité et l’ampleur des nouvelles problématiques de recherche autour du régime militaire, comme celles relatives à la question environnementale, à la persécution des minorités LGBTQIA+ et aux diverses formes de racisme de l’État et de la société.
Les instruments de la répression et la « dictature raciale »
Au début du XXe siècle, au numéro 40 Rue de la Relação à Rio, fut construit un palais pour abriter les forces de la répression policière, puis le Département d’Ordre Public et Social (DOPS), actif jusqu’à la fin de la dictature. Un collectif de chercheurs et militants de la société civile s’est constitué dans la décennie de 2010 pour exiger la transformation de cet immeuble abandonné en mémorial en hommage aux victimes de la répression de l’État.
Entre janvier et février 2025, on pouvait visiter, dans les jardins du Musée de la République, une exposition constituée à partir des archives de la répression. À côté de la persécution syndicale et politique, le projet révèle les différentes formes de répression raciste.
Dès le début du XXe siècle, des objets des pratiques des religions afro-brésiliennes, le Candomblé et l’Umbanda, ont été confisqués par la police. Ces objets, initialement retenus dans les cartons au DOPS, ont été récemment restitués au Musée de la République, intégrant la collection « Notre sacré », en cours de restauration.
Ces nouvelles études ont aussi montré la recrudescence des violences policières pendant la dictature dans les favelas, où les habitants, en majorité noirs, étaient considérés comme des bandits potentiels. Les descentes de police étaient très fréquentes. De plus, les soirées des groupes de Black Rio étaient surveillées. Des leaders des mouvements noirs étaient accusés – dans leurs fiches au DOPS – d’être à l’origine d’une forme de « racisme noir ». Et des fêtes dans les favelas visant à favoriser la représentation des Afro-descendants étaient interdites par la police.
Plusieurs formes de tentatives d’organisation de mouvements sociaux, pour revendiquer l’accès au logement dans les quartiers populaires ou le droit d’affirmer la fierté des origines africaines, parfois inspirées des Black Panters et d’autres mouvements nord-américains, ont été démantelées par la police. De nombreuses personnes pauvres, noires ou pardas (métisses), ont par ailleurs été mises en prison ou torturées sous prétexte d’être « sans emploi » ou en situation de « vagabondage », tout au long du XXe siècle brésilien.
Ajoutons que pendant la dictature, les références à la culture des Afro-descendants et des indigènes étaient souvent censurées. Ce fut par exemple le cas d’une chanson populaire des compositeurs Aldir Blanc et João Bosco qui rappelait l’histoire de João Cândido, un marin noir leader d’une révolte contre les châtiments corporels qui a eu lieu à Rio en 1910. La première version de la chanson, écrite en 1974, a été censurée à cause de l’usage « insistant » de l’adjectif noir.
Le mythe de la démocratie raciale brésilienne a longtemps été utilisé pour réprimer toutes les revendications visant à surmonter les inégalités raciales. Aujourd’hui encore, la population carcérale au Brésil est majoritairement noire ou métisse (plus de 66 % selon l’annuaire brésilien de sécurité publique de 2020) et les jeunes Afro-descendants représentent plus de 76 % des victimes d’assassinats, selon l’Atlas de la violence de 2024. Cette face raciste et classiste de la dictature brésilienne n’explique pas à elle seule la situation contemporaine, mais on peut sans doute affirmer qu’elle a aggravé le retard pris en matière de lutte pour l’égalité et l’équité au Brésil.
Auteur
Silvia Capanema, Maîtresse de conférences en études lusophones, Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.