Ce que les toilettes scolaires nous apprennent sur la vie des élèves

Que se passe-t-il dans les toilettes des établissements scolaires ? Selon qu’ils sont « filles » ou « garçons », « grands » ou « petits », quel regard portent les enfants sur ces espaces collectifs et individuels ? Comment les occupent-ils à mesure qu’ils grandissent, que les portes se ferment, que des murs s’élèvent et que la possibilité leur est offerte de se retrouver seuls à l’abri du regard des autres ?

Loin d’être des « petits coins » rejetés aux marges de l’école, les toilettes sont un lieu central où se construisent des apprentissages informels au fil de la scolarité. C’est ce que montrent les chercheurs Aymeric Brody, Gladys Chicharro, Lucette Colin et Pascale Garnier à partir d’enquêtes qualitatives menées de la maternelle au lycée, rassemblées dans « Les “petits coins” à l’école. Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires », un ouvrage publié en janvier 2023 aux éditions Érès. En voici trois extraits, tirés de la conclusion.


Des sanitaires en mauvais état

Le diagnostic des toilettes scolaires est pourtant connu et identifié. Il est encore revenu sur le devant de la scène de manière criante avec la dernière crise sanitaire puisque, par exemple, 24 % des écoles n’avaient même pas un nombre de points d’eau suffisant pour répondre à l’exigence du lavage des mains. « En cinquante ans la situation a peu évolué, faute d’intérêt et d’engagement collectif », constatait un an plus tôt Marc Sanchez, soulignant qu’aucun « adulte ne serait prêt à endurer cette situation dans son milieu de travail », avec en conclusion un appel à agir rapidement pour le bien-être de nos enfants.

Les toilettes sont non seulement un analyseur de l’institution scolaire du corps, mais aussi du rapport que l’adulte entretient avec le sujet enfant à l’école, réduit par une contrainte par corps à un sujet apprenant qui intéresse au regard de ses seuls capacités et développement cognitifs. Qui plus est, l’expérimentation dans des établissements de pédagogie alternative de toilettes exclusivement mixtes et communes aux adultes et aux enfants interroge le type de rapport à l’élève, la modalité de relation adulte-enfant, enseignant-élève, le rapport à la vie quotidienne que matérialise cette séparation des espaces qui va de soi dans l’école classique. […]

Des modes de sociabilité différents entre filles et garçons

Nous nous sommes demandé si les toilettes n’étaient pas une cour de récréation à la puissance dix, tout en constatant que les recherches menées sur cet espace étaient restées à leurs portes, avaient gommé ce lieu de leur champ d’observation. Objet de recherche encore tabou, pas assez sérieux, enjeux ne concernant pas les sciences humaines et sociales, et laissés au regard médical et hygiéniste, compte tenu de ce que les enfants et les jeunes sont censés y faire ?

Les toilettes situées dans la cour ou dans son prolongement direct font pourtant partie à part entière du moment scolaire de la récréation pour tous les élèves, seul temps légitime pour y aller faire ses besoins, ce qui en fait une de leurs activités obligées de récréation puisqu’il faut y passer et/ou que leurs pairs proches y passent, impliquant de les y accompagner. Elles partagent avec la récréation ce moment d’échappatoire possible (et exclusif dans le quotidien scolaire) à l’univers ordonné de la classe et de ses énergies contenues.

Nous y avons en effet retrouvé les modes de sociabilité enfantine et juvénile déjà mis en lumière dans les recherches portant sur les récréations où, malgré la coexistence qui y est instaurée (contrairement aux toilettes), une ségrégation des sexes se déplie à partir d’un choix d’activités différentes et exclusives. Pour les garçons, celles qui privilégient mouvement, action, expression motrice, avec peu d’échanges langagiers, s’exerçant le plus souvent en grands groupes constitués autour de leaders. Ce qui n’est pas sans répercussion sur la répartition spatiale de la cour, les garçons se retrouvant au centre, bien visibles et bien audibles, dans leurs jeux de ballon par exemple.

Les garçons continuent aux toilettes à y privilégier les activités physiques, celles qui justement doivent se dérouler avec plus de discrétion que dans la cour, de par leur nature transgressive. Les filles sont décrites plus statiques dans ce qu’elles y font, avec des jeux plus calmes et privilégiant a contrario la communication verbale au sein de petits groupes affinitaires. Reléguées à la périphérie de la cour, plus discrètes, avec leurs jeux de rôle, leur corde à sauter ou leurs « ateliers » de coiffure, elles conçoivent les toilettes, à l’abri en plus de la présence des garçons, comme le recoin privilégié qu’offre cette cour de la récréation, pour des échanges entre amies, pour y partager secrets et problèmes de filles, pour y protéger une intimité entre pairs.

À ce niveau, les toilettes font écho à l’importance de la récréation pour y expérimenter une autonomie de l’entre-enfants, une socialisation horizontale, porteuses d’opportunités en matière d’apprentissages informels. Apprendre « ce qu’il convient de faire pour avoir des amis » et comment « se protéger des ennemis », expérimenter les codes sociaux, les valeurs comme la solidarité, l’entraide, la loyauté, et par là même donner sens à des apprentissages sociaux (Delalande, 2009), se déplient aussi, comme nous l’avons vu, dans les toilettes, où l’entre-pairs affinitaire chez les filles s’avère crucial pour gérer en plus les dysfonctionnements auxquels elles se confrontent, pour y développer une capacité d’agir qui s’appuie sur du collectif, sur des liens amicaux : que ce soit l’échange des serviettes hygiéniques ou des mouchoirs, voire d’un élastique pour les cheveux ou d’un mascara pour le maquillage, tenir le manteau à tour de rôle pendant que l’autre va faire pipi, ou encore la porte de la cabine lorsque les verrous dysfonctionnent ou pour qu’elle se sente en sécurité sans prendre le risque de s’y enfermer, surveiller que les garçons ne viennent pas, faire du bruit pour couvrir le bruit de l’urine, etc. C’est en tout cas, comme d’ailleurs le remarquent les garçons, ce qui se joue dans cette occupation particulière des toilettes des filles et qui n’est pas la leur. La masculinisation des corps des garçons éradique tout partage de cet ordre entre pairs, car associé à une féminité rimant encore par trop avec homosexualité ; ne pas perdre son image masculine se fait donc au prix d’une solitude et d’une mise au silence du rapport au corps intime. […]

Un espace de transgression, loin de la surveillance adulte

Que ce soient les toilettes des filles ou les toilettes des garçons, la singularité des toilettes reste d’être plus protégés de la surveillance adulte que ne l’est la récréation ; la présence contrôlante même relative est continuelle et surtout autorisée dans tout l’espace de la cour, alors qu’elle convoque une tension conflictuelle irréductible de par les limites que pose ce droit des élèves à l’intimité, ce qui revient a minima à échapper au regard de l’adulte. Les toilettes représentent donc le lieu des transgressions possibles, qui matérialisent des modes spécifiques de socialisation horizontale selon les classes d’âge, avec leurs comportements, leurs pratiques, leur culture ludique, pour « être tout sauf des toilettes ». https://www.youtube.com/embed/4BjPkSrUDDA?wmode=transparent&start=8 Plaidoyer pour des toilettes dignes à l’école (La Maison des maternelles, 2023).

C’est dans ces jeux de transgression aussi que l’on devient amis, que l’on fait partie d’un groupe, d’une bande, de par la solidarité qu’implique de devoir y déjouer la surveillance institutionnelle et de ne pas dénoncer les meneurs du jeu. À ce niveau, de manière plus exacerbée que dans la cour, les toilettes sont « le lieu d’apprentissage de la gestion des contradictions entre les demandes de l’adulte et celles des camarades » (Gayet, 2003, p. 22). Il s’agit d’abord de faire à l’école ce que l’on fait ailleurs, comme le fait d’y fumer qui accompagne l’entrée dans ladite adolescence, mais aussi d’y utiliser le téléphone non sans complicité d’ailleurs avec les parents.

L’eau mise à disposition présente une opportunité en matière d’activités ludiques, pour la panoplie de jeux qu’elle permet de la maternelle au collège, éveillant une nostalgie chez les lycéens qui nous souligne son importance. Pour ces derniers, l’eau sert d’ailleurs encore à préparer les munitions pour des batailles d’eau, mais qu’il est de bon ton désormais d’effectuer en toute liberté dans l’espace social hors école. De même, pour eux, fumer s’affiche et ne se dissimule plus comme pour les plus jeunes du collège, vu l’autorisation de sortir de l’établissement. Dans une association avec l’eau, le papier toilette est également bien investi parce qu’il permet de faire des boulettes, qui collent en plus au plafond, mais aussi de boucher les évacuations, ce qui légitime pour les acteurs éducatifs du primaire et du collège son retrait en libre-service.

Comme on pourrait le dire de toutes les activités auxquelles se livrent les enfants et les jeunes pendant la récréation, ce qui se joue dans les toilettes interroge les frontières fluctuantes entre ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas par la communauté éducative, mais de façon plus aiguë. C’est d’abord la définition même du jeu que ne partagent pas jeunes et adultes. Les jeux d’eau, ce plus qu’apportent les toilettes pendant le temps récréatif, sont combattus par la communauté éducative au nom du danger encouru (les glissades étant associées à des blessures toujours possibles), au nom aussi d’un gaspillage de l’eau qui fait partie d’une sensibilisation éducative en matière d’éducation civique et écologique, voire tout simplement, en maternelle, parce qu’ils impliquent de devoir changer les enfants mouillés pour qu’ils ne prennent pas froid ou pour ne pas avoir de problèmes avec les parents.

Cet angle sécuritaire se nuance au sein même des acteurs éducatifs, dont certains perçoivent dans ces transgressions une culture enfantine et juvénile pleine de créativité, avec ses moments festifs inéluctables qui ont existé de tout temps contre l’ordre scolaire. Les âges de la vie et leurs spécificités, comme l’incontournable crise d’adolescence, apportent a contrario une vision plus psychologique de ces manifestations. Les enseignants, en particulier dans les petites classes, reconnaissent également l’importance du jeu chez l’enfant puisqu’il y est associé à des apprentissages au sein même de leur pédagogie ; il s’agirait donc seulement d’éviter que des dégradations en découlent.


Auteurs

Pascale Garnier, docteur en sociologie, professeur en sciences de l’éducation, Université Sorbonne Paris Nord;
Aymeric Brody, Sociologue et docteur en Sciences de l’Education, Epitech;
Gladys Chicharro Saito, Maîtresse de conférences, Département des sciences de l’éducation, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis et
Lucette Colin, Chercheuse associée au laboratoire EXPERICE, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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